père grand-père

Son père avait la charge d’entretenir, dans une vallée montagneuse, une voie de chemin de fer reliant d’insignifiants petits villages de province. Inutile travail voué à disparaître dans les nouvelles règles de l’économie moderne. En Sisyphe, il remplaçait les traverses de la voie, un segment de plusieurs kilomètres de rail lui était attribué. Voilà ce qu’il m’avait raconté.

Avec son fils, ils vivaient dans une de ces maisons que l’on voit encore à l’intersection de routes départementales et de lignes SNCF. L’automatisation des passages à niveau ayant rendu inutile le soin de maintenir des gardes barrières. Il était surprenant que ces habitations restent habitées, tant elles occupaient des sites hostiles et maussades. Vestiges d’un autre temps. C’est pourtant là qu’il avait grandi avec son père.

A l’heure des repas, l’inlassable transit des machines ferroviaires d’acier rivetées, avait fini par avoir raison de leurs conversations. Au début, ils suspendaient leurs phrases pour les reprendre une fois l’assourdissant passage dilué dans l’air. Ils écoutaient le martèlement régulier sur les traverses, le plus longtemps possible. Ils restaient attentifs à l’épuisement de la plus imperceptible vibration sonore émanent de la machine déjà loin, comme si leur conversation avait besoin d’un silence religieux pour reprendre. Une façon de délayer dans le temps des phrases inutiles. Cette sacralisation du passage des trains, n’était qu’une façon de repousser l’instant du retour à la parole. Raccrochées les unes aux autres, ces phrases n’avaient d’autre fonction que d’occuper l’espace de la pièce jusqu’au prochain train ou la fin du repas.

Se faisant face sur la trop étroite table, ils perdaient leurs regards dans les assiettes fumantes.

L’éloignement du village isolait la maison, sans pour autant qu’elle soit rapprocher d’un quelconque espace sauvage. Comme perdu sur une île à proximité des côtes, ils regardaient de loin les transporteurs défiler vers des ailleurs qu’ils ne prenaient même pas la peine d’imaginer.

La complicité tacite qui lie deux hommes dans les campagnes fit que ce fut son père qui pour ses dix-huit ans lui paya sa première femme. Une émancipation pour quelques francs, pour qu’il devienne un homme et quitte la maison du croisement.

Alors leurs chemins se séparèrent, l’un garda le fer et l’autre prit le goudron. Il sillonna la France au volant d’une voiture de fonction en commercial encravaté, alors que son père restât, inutile, au bord de la voie de chemin de fer.

Très vite, il prit la route de l’hypocondrie, et son père la voie du cancer. Il commença à vieillir et son père apprit la solitude.

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