fils grand-père

Je ne garde en mémoire que le spectre de sa présence à quelques repas de famille silencieux alors que je n’étais qu’un tout jeune enfant. Il était en bout de table, à cette place de patriarche dont il ne savait que faire. Mangeant lentement, il ne parlait ni n’écoutait personne. Il était là, il faisait acte de présence.

Nous ne parlions jamais de lui. Si bien que je ne comprenais pas qui était ce vieil homme solitaire, au visage pourtant familier, chez qui nous allions manger quelques fois. Dans son regard, lorsque je lui disais bonjour ou au revoir par politesse, je voyais que lui non plus ne comprenait pas qui j’étais ou du moins ne s’en préoccupait pas. Il n’eut envers moi que de brefs regards absents. Peut-être avait-il fuit la vie après sa déportation ? Disparu de longs mois avant de revenir. Mais était-il entièrement revenu ? J’étais trop jeune pour qu’il me parle de « ça ». Je ne crois pas qu’il l’ait confié à qui que ce soit. Quels mots ? Et la question pour lui était : qui pouvait l’entendre?

Nous n’avons finalement échangé que des silences.

Je n’ai de lui qu’une trace aux couleurs fanées par le temps et la lumière, nous réunissant tous les trois. Lui, mon père et moi.

En découvrant un jour la représentation photographique de cette scène, je me suis rendu compte que la séquence mémorisée n’était en définitive que la déclinaison sensorielle de cette image figée. En effet dans mon souvenir, je me voyais. Je l’avais construit à partir de cette photo. Cette représentation matérielle avait effacé le souvenir de la scène réellement vécue et l’avait remplacé dans ma mémoire.

Les circonstances de pose de ce cliché demeurent pour moi énigmatiques. Comment nous sommes-nous retrouvés seulement tous les trois à poser ? Qui a eu l’idée d’une telle composition ? Et qui a pris le cliché ?

Un salon qui devait être le sien, baigné d’un lumière naturelle. Tous les trois, mon père, et moi encore enfant appuyé sur une table. Le bras de mon père passant par-dessus mon épaule pour venir poser sa main sur la toile cirée devant moi. Derrière nous, légèrement en retrait, son père, droit et souriant mais déjà ailleurs, Sa taille ne lui permettait pas, sur le cliché, de sortir de l’ombre de son fils. Son regard calme portait au-delà de l’objectif. Personnage mutique d’une photo placé depuis longtemps sur le piano ornemental. Un inconnu à présent disparu, au visage familier.

Il était déjà malade à cette époque, et il me semble que personne ne me l’avait présenté.

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