La mort du père

Depuis sa mise en retraite, l’état de léthargie de ces longues semaines de désoeuvrement, avait eu sur lui des effets dévastateurs. A présent, son corps voûté était marqué de l’inexorable attraction d’une terre qui récupère fatalement toutes les chaires vieillissantes. Il le sentait.

Bien qu’il n’ait jamais prononcé le mot, peut-être pour se différencier de son père, il parlait souvent du suicide, Il parlait d’un avertissement à ses proches de sa disparition prochaine. Il y voyait une solution finale capable de l’extraire de la pesanteur de ce corps délabré par les longues années d’ennui. Il en parlait toujours comme d’un accident qui lui arriverait. Comme si, se suicider était pour lui la conséquence d’un acte incontrôlé, une absence de sa part qui l’aurait amené à ce geste qu’il considérait comme un acte de démence.

Il feignait avec moi la culpabilité de penser s’abandonner à la délivrance de la mort, or c’était seulement la peur qui retenait son geste fatal. La peur de l’irréversible.

Dans son petit quotidien, la mort était devenu une trop imposante étrangère pour qu’il puisse la côtoyer. Alors c’était la fuite, et l’exhortation.

La dépression vint le cueillir naturellement.

Ses appels téléphoniques avaient maintenant des échos d’outre-tombe. Il espérait que je viendrais l’empêcher de la creuser. Mais il ne put résister longtemps à la tentation de se laisser mourir.

L’indication sur le paquet de cigarettes était claire : FUMER TUE. Il se décida pour cette solution déresponsabilisante. Il se mit alors à fumer violemment, et de façon convulsive.

Le cancer, cette maladie banalisée efface des hommes et des femmes en souffrance, terrassés de façon fulgurante ou agonisant dans les enceintes médicalisées. Le cancer et sa cohorte de maux étaient en marche vers ce corps décharné.

La faux était aiguisée, et il avait choisi d’attendre son passage chez lui dans l’antre de son salon aux senteurs de tabac froid. Il n’eut pas le courage de la regarder en face ou d’aller vers elle. Il avait seulement décidé de lui faire quelques signaux de fumée pour lui indiquer où il était, qu’elle vienne le chercher. Il l’attendait les yeux mi-clos, immobile, oeuvrant juste aux actions essentielles du fumeur qu’il devint. Le brouillard de fumée grise, éclairé de l’intérieur par les décharges bleutées du canon cathodique, était devenu son seul horizon.

Il écoutait sa bouche, sa gorge, sa trachée, ses poumons se gonfler des volutes goudronnées, préparant l’imminence du cancer. Son instinct de survie se sclérosa peu à peu. Il n’appela plus que rarement pour confesser en quelques mots cet amour qu’il n’avait jamais su donner.

L’accumulation de cendres noirâtre assombrissait le salon. La fumée raidissait à présent, l’ensemble en Y inversé de ses voies respiratoires. Son corps n’était plus que le support de ce Y solidifié. Il percevait le désagrégement des alvéoles pulmonaires, il sentait le noir dépôt sur les parois trachéennes. Les inspirations emplissaient chaque fois son corps de quelques milligrammes supplémentaires d’une mort qui se dessinait. Les expirations fumigènes de plus en plus enrayées semblaient lui extirper unes à unes les parcelles de vie qui lui restaient.

Le temps du corps rythmé par les respirations mortelles s’étirant jusqu’à se figer, contrastait avec celui des images électriques de l’écran lui faisant face, qui semblaient s’être accélérées.

Lorsqu’un soir, dans une quinte de toux rauque et profonde, il projeta sur le tapis sale, une glaire chargée de sang. Il la contempla un instant. Elle signait son arrêt de mort. La Grande Dame l’avait enfin trouvé. Elle venait de lui envoyer sa plus fidèle messagère, la maladie. Ce ne était plus qu’une question de jours à présent.

Il resta cette nuit-là assis sur son fauteuil sans bouger. Il prenait conscience que la transformation était définitive, il était arrivé au bout de cette longue attente. L’irrévocable conclusion était en train de s’écrire. Il ne pouvait plus fuir, elle était là.

Il avait préparé son testament depuis longtemps déjà. Au matin, il me contacta pour me prévenir de son hospitalisation. Il prépara une valise, faite du minimum pour ce genre de voyage. Il éteignit la télévision, jeta un dernier regard sur le théâtre de son purgatoire. Il semblait presque soulagé. Il referma la porte sur sa vie et intégra le service de cancérologie de la clinique voisine.

Il le savait, mais le diagnostique médical devait tomber comme une confirmation. Le cancer fut en effet officialisé.

J’allai le voir. Nous échangeâmes quelques banalités de chambres d’hôpital, mais l’essentiel de ma visite fut silencieuse, nous savions tous les deux qu’il était là pour mourir. Sans crainte il me dit au revoir. La distance était déjà grande entre nous, ou plutôt entre lui et la réalité. Je le laissai entre les mains des professionnels de la santé.

Il était dans un état d’abandon, épuisé d’avoir attendu si longtemps, incapable de formuler ses intentions auprès du personnel concerné. Je pris l’initiative de parler au chef de service afin de lui exposer les motivations profondes de mon père venu chercher un accompagnement de fin de vie, mais en aucun cas un sauvetage. Seulement le jeune médecin, nouvellement promu chef du service de cancérologie avait besoin de résultats. Il n’était pas question pour lui de laisser un patient mourir dans son service sans avoir tenté le maximum. Sa lecture du serment d’Hypocrate était celle d’un praticien investit de la mission divine de maintenir en vie les hommes et les femmes par delà les souffrances physiques et morales que cela impliquait. Il argumentait tel un chef d’entreprise sur la performance médicale et le budget. Puis conclut d’un : « Tant qu’il y de la vie, il y de l’espoir.» De quelle vie parlait-il ? Je sentais poindre en lui le prédicateur laïc qui appliquait l’acharnement thérapeutique, retenant mon père à la vie contre sa volonté.

En effet, ils testèrent sur lui toutes les instrumentations possibles. Fouillant son corps de toutes parts. Les drogues le soumettant à la plus grande docilité. Ses moments de lucidité furent envahis par la folie et la colère contre ceux qui l’obligeaient à vivre dans cet état. Il était venu chercher le repos, le voila travaillé par un groupe médical totalitaire possédant l’immunité. Souffrant de tout son corps, de toute son âme. Il était devenu otage des intégristes de la vie.

Il mit trois mois à mourir.

Sur son visage, resta figé l’empreinte de la folie et de la haine envers ceux qui avaient décidé pour lui.

Sur son lit de mort, les tensions liberticides l’avaient défiguré pour toujours.

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