fils père

Nous étions dans la pièce qui faisait autrefois office de bureau, un recoin de la maison familiale demeurée inchangée depuis les années sombres de la séparation. Il me montra cette photo de lui.

Il avait sorti une dizaine d’épreuves aux contours dentelées, afin de partager quelques instants de son histoire, sans devoir en chercher les mots.

La lumière jaunâtre de l’ampoule vieillissante tentait d’éclairer un passé qui n’était pas le mien. En silence, il me passa un à un les clichés, me laissant seul face aux images qui se superposaient. Les nuances de gris peinaient à me transporter auprès de visages lointains qui m’étaient inconnus.

Je ne comprenais pas pourquoi il avait besoin de partager ses souvenirs. Je le regardais faisant défiler devant ses yeux abîmés les traces de son passé révolu.

C’est alors que dans ce théâtre aux odeurs âcres de la vieillesse, indifféremment, mon père me tendit le petit bout de carton raide sur lequel était composé finement, en noir et blanc, l’image de celui qu’il n’était plus. Celui qui n’était pas encore mon père.

Sur le trottoir d’une ville anonyme, dans un costume d’un gris lumineux, il s’avançait seul, invincible vers l’objectif. Les teintes, l’attitude et l’époque de la prise de vue me rappelèrent Jean-Paul Belmondo dans «A bout de souffle. »

Sur ce bout de carton, il avait l’age que j’avais, et notre cruelle ressemblance physique eut alors sur moi l’effet nauséeux d’un vertige.

J’avais soudain l’impression d’être réduit à la simple variation de celui qu’il avait été, de perdre ma singularité.

Ce père, qui ne fut qu’un « être-là » distant, devint, à cet instant un écho de moi-même. Je fus réduit à ne plus être que sa funeste résonance. J’allais maintenant continuer ma vie à partir de cette suture.

Cet alter ego figé en noir et blanc, déclencha en moi un terrible bouillonnement, la colère d’être à présent lié irrémédiablement à ce passé qui n’était pas le mien. Je ne pourrai plus effacer l’idée que je préexistais en lui ou qu’il existait encore à travers moi. Il s’inscrivait en filigrane dans ma vie. Je perdis à ce moment et à jamais, le pouvoir d’être seul.

Je me tournai vers lui, il était là, à côté de moi, avachi, nostalgique. L’ombre de lui-même.

Le jeune homme qu’il avait été aux costumes confectionnés sur mesure par un tailleur attitré, à présent ne tirait plus chez lui, la chasse d’eau qu’une fois sur deux pour d’obscures raisons d’économies financières. Alors qu’il ténorisait à l’époque, gravissant un à un les échelons de la renommée virile, défiant à coups de poings ses congénères jusque dans les bars les plus sordides, voilà qu’il était passé maintenant du côté de l’électorat d’extrême droite pour protéger son maigre territoire des violences étrangères mises en scène par la télévision. A 20 ans, il se vantait de faire venir ses cigarettes des U.S.A. par souci d’élégance. Vêtu d’un vieux jogging troué, il craignait aujourd’hui le cancer dans l’abstinence. En ce temps-là, il cultivait son indépendance en logeant uniquement dans les hôtels afin de pouvoir échapper aux courroux de ses conquêtes négligées. Il avait fait la semaine dernière, l’acquisition d’un chien minuscule auquel il s’asservissait en promenades matinales.

En le voyant, je redoutai soudain de ne pas pouvoir m’extraire de cette dégradation héréditaire.

Cette photo était devenue la conjonction de deux existences, les imbriquant l’une dans l’autre. Une intersection où la ligne de l’un se confond avec celle de l’autre. Un instant à partir duquel, il sera impossible de dissocier les deux courants.

L’irréversible mélange modifia à mes yeux le rouge de mon sang. La nouvelle teinte ne m’était pourtant pas étrangère, mais elle me dérangeait profondément. A la lumière de ma rencontre avec cette vision, je sentais ce sang hérité s’épaissir.

L’inertie des pères s’écoula soudain dans mes veines. Là, j’étais en prise direct avec le dernier, dont le sang déjà était moins clair.

La construction volontaire de soi peut commence à 20 ans, pour ma part elle commença à partir de lui, de ses 20 ans, de cette photo.

J’allais devoir vivre dans l’ombre d’une inertie hématique.