fils père

Nous étions dans la pièce qui faisait autrefois office de bureau, un recoin de la maison familiale demeurée inchangée depuis les années sombres de la séparation. Il me montra cette photo de lui.

Il avait sorti une dizaine d’épreuves aux contours dentelées, afin de partager quelques instants de son histoire, sans devoir en chercher les mots.

La lumière jaunâtre de l’ampoule vieillissante tentait d’éclairer un passé qui n’était pas le mien. En silence, il me passa un à un les clichés, me laissant seul face aux images qui se superposaient. Les nuances de gris peinaient à me transporter auprès de visages lointains qui m’étaient inconnus.

Je ne comprenais pas pourquoi il avait besoin de partager ses souvenirs. Je le regardais faisant défiler devant ses yeux abîmés les traces de son passé révolu.

C’est alors que dans ce théâtre aux odeurs âcres de la vieillesse, indifféremment, mon père me tendit le petit bout de carton raide sur lequel était composé finement, en noir et blanc, l’image de celui qu’il n’était plus. Celui qui n’était pas encore mon père.

Sur le trottoir d’une ville anonyme, dans un costume d’un gris lumineux, il s’avançait seul, invincible vers l’objectif. Les teintes, l’attitude et l’époque de la prise de vue me rappelèrent Jean-Paul Belmondo dans «A bout de souffle. »

Sur ce bout de carton, il avait l’age que j’avais, et notre cruelle ressemblance physique eut alors sur moi l’effet nauséeux d’un vertige.

J’avais soudain l’impression d’être réduit à la simple variation de celui qu’il avait été, de perdre ma singularité.

Ce père, qui ne fut qu’un « être-là » distant, devint, à cet instant un écho de moi-même. Je fus réduit à ne plus être que sa funeste résonance. J’allais maintenant continuer ma vie à partir de cette suture.

Cet alter ego figé en noir et blanc, déclencha en moi un terrible bouillonnement, la colère d’être à présent lié irrémédiablement à ce passé qui n’était pas le mien. Je ne pourrai plus effacer l’idée que je préexistais en lui ou qu’il existait encore à travers moi. Il s’inscrivait en filigrane dans ma vie. Je perdis à ce moment et à jamais, le pouvoir d’être seul.

Je me tournai vers lui, il était là, à côté de moi, avachi, nostalgique. L’ombre de lui-même.

Le jeune homme qu’il avait été aux costumes confectionnés sur mesure par un tailleur attitré, à présent ne tirait plus chez lui, la chasse d’eau qu’une fois sur deux pour d’obscures raisons d’économies financières. Alors qu’il ténorisait à l’époque, gravissant un à un les échelons de la renommée virile, défiant à coups de poings ses congénères jusque dans les bars les plus sordides, voilà qu’il était passé maintenant du côté de l’électorat d’extrême droite pour protéger son maigre territoire des violences étrangères mises en scène par la télévision. A 20 ans, il se vantait de faire venir ses cigarettes des U.S.A. par souci d’élégance. Vêtu d’un vieux jogging troué, il craignait aujourd’hui le cancer dans l’abstinence. En ce temps-là, il cultivait son indépendance en logeant uniquement dans les hôtels afin de pouvoir échapper aux courroux de ses conquêtes négligées. Il avait fait la semaine dernière, l’acquisition d’un chien minuscule auquel il s’asservissait en promenades matinales.

En le voyant, je redoutai soudain de ne pas pouvoir m’extraire de cette dégradation héréditaire.

Cette photo était devenue la conjonction de deux existences, les imbriquant l’une dans l’autre. Une intersection où la ligne de l’un se confond avec celle de l’autre. Un instant à partir duquel, il sera impossible de dissocier les deux courants.

L’irréversible mélange modifia à mes yeux le rouge de mon sang. La nouvelle teinte ne m’était pourtant pas étrangère, mais elle me dérangeait profondément. A la lumière de ma rencontre avec cette vision, je sentais ce sang hérité s’épaissir.

L’inertie des pères s’écoula soudain dans mes veines. Là, j’étais en prise direct avec le dernier, dont le sang déjà était moins clair.

La construction volontaire de soi peut commence à 20 ans, pour ma part elle commença à partir de lui, de ses 20 ans, de cette photo.

J’allais devoir vivre dans l’ombre d’une inertie hématique.

père grand-père

Son père avait la charge d’entretenir, dans une vallée montagneuse, une voie de chemin de fer reliant d’insignifiants petits villages de province. Inutile travail voué à disparaître dans les nouvelles règles de l’économie moderne. En Sisyphe, il remplaçait les traverses de la voie, un segment de plusieurs kilomètres de rail lui était attribué. Voilà ce qu’il m’avait raconté.

Avec son fils, ils vivaient dans une de ces maisons que l’on voit encore à l’intersection de routes départementales et de lignes SNCF. L’automatisation des passages à niveau ayant rendu inutile le soin de maintenir des gardes barrières. Il était surprenant que ces habitations restent habitées, tant elles occupaient des sites hostiles et maussades. Vestiges d’un autre temps. C’est pourtant là qu’il avait grandi avec son père.

A l’heure des repas, l’inlassable transit des machines ferroviaires d’acier rivetées, avait fini par avoir raison de leurs conversations. Au début, ils suspendaient leurs phrases pour les reprendre une fois l’assourdissant passage dilué dans l’air. Ils écoutaient le martèlement régulier sur les traverses, le plus longtemps possible. Ils restaient attentifs à l’épuisement de la plus imperceptible vibration sonore émanent de la machine déjà loin, comme si leur conversation avait besoin d’un silence religieux pour reprendre. Une façon de délayer dans le temps des phrases inutiles. Cette sacralisation du passage des trains, n’était qu’une façon de repousser l’instant du retour à la parole. Raccrochées les unes aux autres, ces phrases n’avaient d’autre fonction que d’occuper l’espace de la pièce jusqu’au prochain train ou la fin du repas.

Se faisant face sur la trop étroite table, ils perdaient leurs regards dans les assiettes fumantes.

L’éloignement du village isolait la maison, sans pour autant qu’elle soit rapprocher d’un quelconque espace sauvage. Comme perdu sur une île à proximité des côtes, ils regardaient de loin les transporteurs défiler vers des ailleurs qu’ils ne prenaient même pas la peine d’imaginer.

La complicité tacite qui lie deux hommes dans les campagnes fit que ce fut son père qui pour ses dix-huit ans lui paya sa première femme. Une émancipation pour quelques francs, pour qu’il devienne un homme et quitte la maison du croisement.

Alors leurs chemins se séparèrent, l’un garda le fer et l’autre prit le goudron. Il sillonna la France au volant d’une voiture de fonction en commercial encravaté, alors que son père restât, inutile, au bord de la voie de chemin de fer.

Très vite, il prit la route de l’hypocondrie, et son père la voie du cancer. Il commença à vieillir et son père apprit la solitude.

fils grand-père

Je ne garde en mémoire que le spectre de sa présence à quelques repas de famille silencieux alors que je n’étais qu’un tout jeune enfant. Il était en bout de table, à cette place de patriarche dont il ne savait que faire. Mangeant lentement, il ne parlait ni n’écoutait personne. Il était là, il faisait acte de présence.

Nous ne parlions jamais de lui. Si bien que je ne comprenais pas qui était ce vieil homme solitaire, au visage pourtant familier, chez qui nous allions manger quelques fois. Dans son regard, lorsque je lui disais bonjour ou au revoir par politesse, je voyais que lui non plus ne comprenait pas qui j’étais ou du moins ne s’en préoccupait pas. Il n’eut envers moi que de brefs regards absents. Peut-être avait-il fuit la vie après sa déportation ? Disparu de longs mois avant de revenir. Mais était-il entièrement revenu ? J’étais trop jeune pour qu’il me parle de « ça ». Je ne crois pas qu’il l’ait confié à qui que ce soit. Quels mots ? Et la question pour lui était : qui pouvait l’entendre?

Nous n’avons finalement échangé que des silences.

Je n’ai de lui qu’une trace aux couleurs fanées par le temps et la lumière, nous réunissant tous les trois. Lui, mon père et moi.

En découvrant un jour la représentation photographique de cette scène, je me suis rendu compte que la séquence mémorisée n’était en définitive que la déclinaison sensorielle de cette image figée. En effet dans mon souvenir, je me voyais. Je l’avais construit à partir de cette photo. Cette représentation matérielle avait effacé le souvenir de la scène réellement vécue et l’avait remplacé dans ma mémoire.

Les circonstances de pose de ce cliché demeurent pour moi énigmatiques. Comment nous sommes-nous retrouvés seulement tous les trois à poser ? Qui a eu l’idée d’une telle composition ? Et qui a pris le cliché ?

Un salon qui devait être le sien, baigné d’un lumière naturelle. Tous les trois, mon père, et moi encore enfant appuyé sur une table. Le bras de mon père passant par-dessus mon épaule pour venir poser sa main sur la toile cirée devant moi. Derrière nous, légèrement en retrait, son père, droit et souriant mais déjà ailleurs, Sa taille ne lui permettait pas, sur le cliché, de sortir de l’ombre de son fils. Son regard calme portait au-delà de l’objectif. Personnage mutique d’une photo placé depuis longtemps sur le piano ornemental. Un inconnu à présent disparu, au visage familier.

Il était déjà malade à cette époque, et il me semble que personne ne me l’avait présenté.

suicide du grand-père

Il vivait seul depuis plusieurs années, dans l’indifférence de son entourage. Il en avait décidé ainsi. Il ne prenait plus aucun plaisir à fréquenter « les autres » comme il disait. Lorsqu’il avait l’obligation de devoir passer un moment avec quelqu’un, il en éprouvait le plus profond ennui.

En douceur, sans que personne ne s’en rende compte, il avait cessé de sortir de chez lui. Il n’appelait plus. Et, aux rares connaissances qui lui téléphonaient pour avoir de ses nouvelles, il n’offrait rien d’autres que quelques banalités. Si bien qu’en peu de temps il fut définitivement débarrassé de toutes contraintes sociales. Il demeurait ainsi seul, en misanthrope discret. Dans cette maison éloignée de tout et de tous.

Malgré tout, il fut contraint un jour sortir voir un médecin afin de soulager une douleur persistance. Il dut consulter plus sérieusement les professionnels qui diagnostiquèrent la présence d’un cancer. Après avoir procédés à plusieurs contrôles, les médecins s’emparèrent de son corps. Considérant qu’il n’était pas en mesure de prendre conscience de la maladie qu’il venait de contracter. Ils décidèrent de l’opérer.

Faisant valoir leur statut de thérapeutes empreints de divin, ils obtinrent facilement la docilité du patient ignorant, et purent ainsi expérimenter leurs techniques sur les organes soumis. Sous couvert d’un continuel progrès de la science, ils ouvrirent le corps confiant ou apeuré, puis se vantèrent dans leurs milieux de quelques réussites conquises, mais sur combien d’échecs irréversibles ? Et de vies brisées ? Combien d’hommes et de femmes pour lesquels la vie post opératoire n’est qu’un long calvaire avant d’être libérés par la mort.

Les effets prévisibles de son opération se révélèrent dégradants. Il savait qu’il n’aurait pas accepté de passer entre les mains chirurgicales s’il avait été averti des conséquences. Il vivait depuis avec la présence ad vitam d’une poche à sa ceinture, contenant la solution finale de sa digestion. Il se vidait de tout ce qu’il avalait sans pouvoir en maîtriser la retenue, tout finissait là, dans ce cul de sac. Condamné à récupérer ses excréments dans ce prolongement intestinal. Il ne pouvait endiguer la matière en décomposition qui lui provenait.

L’idée de se maintenir en vie dans cet état lui était devenue insupportable.

Un soir n’en pouvant plus, il s’installa dans son fauteuil. Il regarda devant lui durant un long moment, les yeux fixé sur la grande pendule à balancier, comme pour sentir le temps filer autour de lui. Il laissa la pénombre envahir peu à peu la pièce. Lorsque le silence figea tout, il plaça entre ses genoux le fusil de chasse chargé, les deux orifices noirs dirigés vers sa tête. Il ouvrit la bouche, glissa l’embouchure du canon entre ses mâchoires. Le froid de l’acier sur son palais le fit frissonner. A cet instant aucun regret ne traversa son regard. Il quittait ce monde avec soulagement, sans peur. Doucement il ferma les yeux comme un condamné qu’il n’était plus, et appuya sur la détente.

Le déclic de l’impact du chien sur la cartouche fut le dernier son qu’il entendit. Le bruit de la détonation fut couvert par le passage du train de 21h32.

Il n’avait pas trouvé nécessaire de laisser une lettre pour expliquer son geste. Il ne voyait d’ailleurs pas à qui elle aurait pu être adressée.

Deux jours plus tard les gendarmes découvrirent le corps, décapité par la charge trop puissante du fusil avec lequel il s’était donné la mort.

Mon père indifférent s’attela à la logistique de l’enterrement.

La mort du père

Depuis sa mise en retraite, l’état de léthargie de ces longues semaines de désoeuvrement, avait eu sur lui des effets dévastateurs. A présent, son corps voûté était marqué de l’inexorable attraction d’une terre qui récupère fatalement toutes les chaires vieillissantes. Il le sentait.

Bien qu’il n’ait jamais prononcé le mot, peut-être pour se différencier de son père, il parlait souvent du suicide, Il parlait d’un avertissement à ses proches de sa disparition prochaine. Il y voyait une solution finale capable de l’extraire de la pesanteur de ce corps délabré par les longues années d’ennui. Il en parlait toujours comme d’un accident qui lui arriverait. Comme si, se suicider était pour lui la conséquence d’un acte incontrôlé, une absence de sa part qui l’aurait amené à ce geste qu’il considérait comme un acte de démence.

Il feignait avec moi la culpabilité de penser s’abandonner à la délivrance de la mort, or c’était seulement la peur qui retenait son geste fatal. La peur de l’irréversible.

Dans son petit quotidien, la mort était devenu une trop imposante étrangère pour qu’il puisse la côtoyer. Alors c’était la fuite, et l’exhortation.

La dépression vint le cueillir naturellement.

Ses appels téléphoniques avaient maintenant des échos d’outre-tombe. Il espérait que je viendrais l’empêcher de la creuser. Mais il ne put résister longtemps à la tentation de se laisser mourir.

L’indication sur le paquet de cigarettes était claire : FUMER TUE. Il se décida pour cette solution déresponsabilisante. Il se mit alors à fumer violemment, et de façon convulsive.

Le cancer, cette maladie banalisée efface des hommes et des femmes en souffrance, terrassés de façon fulgurante ou agonisant dans les enceintes médicalisées. Le cancer et sa cohorte de maux étaient en marche vers ce corps décharné.

La faux était aiguisée, et il avait choisi d’attendre son passage chez lui dans l’antre de son salon aux senteurs de tabac froid. Il n’eut pas le courage de la regarder en face ou d’aller vers elle. Il avait seulement décidé de lui faire quelques signaux de fumée pour lui indiquer où il était, qu’elle vienne le chercher. Il l’attendait les yeux mi-clos, immobile, oeuvrant juste aux actions essentielles du fumeur qu’il devint. Le brouillard de fumée grise, éclairé de l’intérieur par les décharges bleutées du canon cathodique, était devenu son seul horizon.

Il écoutait sa bouche, sa gorge, sa trachée, ses poumons se gonfler des volutes goudronnées, préparant l’imminence du cancer. Son instinct de survie se sclérosa peu à peu. Il n’appela plus que rarement pour confesser en quelques mots cet amour qu’il n’avait jamais su donner.

L’accumulation de cendres noirâtre assombrissait le salon. La fumée raidissait à présent, l’ensemble en Y inversé de ses voies respiratoires. Son corps n’était plus que le support de ce Y solidifié. Il percevait le désagrégement des alvéoles pulmonaires, il sentait le noir dépôt sur les parois trachéennes. Les inspirations emplissaient chaque fois son corps de quelques milligrammes supplémentaires d’une mort qui se dessinait. Les expirations fumigènes de plus en plus enrayées semblaient lui extirper unes à unes les parcelles de vie qui lui restaient.

Le temps du corps rythmé par les respirations mortelles s’étirant jusqu’à se figer, contrastait avec celui des images électriques de l’écran lui faisant face, qui semblaient s’être accélérées.

Lorsqu’un soir, dans une quinte de toux rauque et profonde, il projeta sur le tapis sale, une glaire chargée de sang. Il la contempla un instant. Elle signait son arrêt de mort. La Grande Dame l’avait enfin trouvé. Elle venait de lui envoyer sa plus fidèle messagère, la maladie. Ce ne était plus qu’une question de jours à présent.

Il resta cette nuit-là assis sur son fauteuil sans bouger. Il prenait conscience que la transformation était définitive, il était arrivé au bout de cette longue attente. L’irrévocable conclusion était en train de s’écrire. Il ne pouvait plus fuir, elle était là.

Il avait préparé son testament depuis longtemps déjà. Au matin, il me contacta pour me prévenir de son hospitalisation. Il prépara une valise, faite du minimum pour ce genre de voyage. Il éteignit la télévision, jeta un dernier regard sur le théâtre de son purgatoire. Il semblait presque soulagé. Il referma la porte sur sa vie et intégra le service de cancérologie de la clinique voisine.

Il le savait, mais le diagnostique médical devait tomber comme une confirmation. Le cancer fut en effet officialisé.

J’allai le voir. Nous échangeâmes quelques banalités de chambres d’hôpital, mais l’essentiel de ma visite fut silencieuse, nous savions tous les deux qu’il était là pour mourir. Sans crainte il me dit au revoir. La distance était déjà grande entre nous, ou plutôt entre lui et la réalité. Je le laissai entre les mains des professionnels de la santé.

Il était dans un état d’abandon, épuisé d’avoir attendu si longtemps, incapable de formuler ses intentions auprès du personnel concerné. Je pris l’initiative de parler au chef de service afin de lui exposer les motivations profondes de mon père venu chercher un accompagnement de fin de vie, mais en aucun cas un sauvetage. Seulement le jeune médecin, nouvellement promu chef du service de cancérologie avait besoin de résultats. Il n’était pas question pour lui de laisser un patient mourir dans son service sans avoir tenté le maximum. Sa lecture du serment d’Hypocrate était celle d’un praticien investit de la mission divine de maintenir en vie les hommes et les femmes par delà les souffrances physiques et morales que cela impliquait. Il argumentait tel un chef d’entreprise sur la performance médicale et le budget. Puis conclut d’un : « Tant qu’il y de la vie, il y de l’espoir.» De quelle vie parlait-il ? Je sentais poindre en lui le prédicateur laïc qui appliquait l’acharnement thérapeutique, retenant mon père à la vie contre sa volonté.

En effet, ils testèrent sur lui toutes les instrumentations possibles. Fouillant son corps de toutes parts. Les drogues le soumettant à la plus grande docilité. Ses moments de lucidité furent envahis par la folie et la colère contre ceux qui l’obligeaient à vivre dans cet état. Il était venu chercher le repos, le voila travaillé par un groupe médical totalitaire possédant l’immunité. Souffrant de tout son corps, de toute son âme. Il était devenu otage des intégristes de la vie.

Il mit trois mois à mourir.

Sur son visage, resta figé l’empreinte de la folie et de la haine envers ceux qui avaient décidé pour lui.

Sur son lit de mort, les tensions liberticides l’avaient défiguré pour toujours.

Je, tu, il. Ils tuent Je.

J’avais 33 ans et je me rendis compte que j’avais déjà dépassé de 8 ans l’age après lequel il n’est plus nécessaire de poursuivre, d’après Cioran. J’avais l’âge auquel certains se laissent crucifier.
Je décidai alors de composer un traité sur le suicide, un orgueilleux petit manuel cynique et nombriliste à compte d’auteur. J’y proposais aux lecteurs égarés voulant se donner la mort dans la dignité, quelques réflexions pour rester au mât du vaisseau d’Ulysse aux parages des sirènes de nos sociétés modernes.
Ce fut pour moi, l’occasion d’éclaircir certaines facettes de l’acte avant de l’appliquer en épilogue.

de l'élégance du suicide

Rarement le suicide fut traité avec autant de justesse que dans les Lettres à Lucilius de Sénèque, où il nous confie : « Quand on a du courage, on ne manque pas d’idées pour mourir, mais la raison nous prescrit de le faire, si possible, sans douleur. »

Que ce soit les douleurs du corps ou celles de l’âme, vous ne pouvez pas décider de partir dans un ultime acte désordonné, laissant derrière vous une traînée d’incompréhension, un magma de négligences.

Vous ne devez pas laisser l’ombre d’une approximation pathétique, tout doit finir le plus clairement possible

Un départ précipité vous soumettrez à des sentences proclamées à votre encontre par des amis si prompt à vous incriminer de n’avoir pas su leur faire confiance lorsque vous traversiez ce qu’ils considéraient être, « une douloureuse crise vous ayant amené à ce geste déraisonné ». Ils se targueraient d’avoir pu vous comprendre si vous vous étiez confié sur leurs épaules narcissiques. Ils pensent ainsi, qu’ils vous auraient sauvé de vous-même, de ce qu’ils pensent avoir été votre perte. Tombent alors les condamnations par contumace : « On n’était pas capable de le comprendre peut-être ? ».

Mettez-vous à l’abri des sempiternels mea culpa judéo-chrétien, car vous deviendrez l’unique cause du Grand Malheur qui s’abat sur eux. La longue procession de pleurs égocentrés, vous accusant de les mettre face à leur finitude, à leur propre mort.

Réalisez que vous ne pouviez décemment pas rester en vie pour leur faire plaisir. « Vivre ne devant pas obéir à un devoir, mais à une envie. »

Ne laissez pas votre enterrement se troubler d’un ruissellement cafouilleux. Nombres de personnes dans votre milieu s’infligeraient alors le poids de la culpabilité. C’est d’ailleurs moins pour les protéger d’eux même, que pour épargner votre cortège funèbre de vulgaires « Si j’avais su l’écouter… », ou encore « J’aurais dû me rendre compte qu’il n’allait pas bien… »

Avouez que ces larmoiements entachent maladroitement la cérémonie.

Ils se permettront d’imaginer les causes de votre suicide. Concluant à votre sujet d’un profond mal-être qui vous amena à commettre ce qu’ils considèrent être l’irréparable.

Vous comprenez aisément qu’un soupçon de préparation est donc recommandé. Si vous choisissez de montrer le fait que vous assumiez votre acte aux yeux de tous, votre démarche doit d’être limpide.

Avant de vous donner la mort, vous devez donc dans un souci d’élégance, de parfaite lucidité, préparer votre entourage à cette disparition. Pour cela s’offrent à vous deux possibilités : les explications ou l’indifférence travaillée.

Une solution envisageable est la lettre posthume. Mais là, vous vous exposez au péril de la libre interprétation qui risque fortement de brouiller ce qui doit être une conclusion. Vous encourez le danger certain de troubler la clarté de votre geste en donnant à paître ce support figé, à la débordante imagination de ceux qui restent.

En dépits de tout le soin que vous porterez à sa rédaction, la lettre méritera des explications que vous ne serez plus en mesure de fournir étant donnée votre nouvelle situation.

Bien sûr, vous aurez été attentif à lever dans le texte la moindre parcelle d’ambiguïté. Mais si vous sentez le besoin de laisser une missive posthume, c’est qu’elle sera adressée à des personnes qui ne vous comprenez déjà pas vivant, alors mort.

En effet, sur la trace écrite se pose un problème de vocabulaire qui est accentué par la douleur de votre disparition. Il est bien évident que suivant le vécu de chacun, surtout face à la mort, les définitions des mots employés diffèrent. Les phrases résonnent différemment suivant les affects. Dans ces circonstances, ils y liront ce qu’ils voudront, comme pour une lettre de rupture amoureuse où chaque mot est pesé par le lecteur, interprétant l’agencement de certaines phrases afin de nourrir un espoir même infime alors que le texte est clair. Ils surinterpréteront certains termes complexes, certaines expressions devenues vagues à leurs yeux. Ce sera pour eux une occasion inespérée de régler quelques comptes avec vous, ou de s’enduire de pathos afin de pouvoir sombrer dans le mélodrame et lâcher le terrifiant : « Nous faire ça, à nous ! » Celui-là même que vous devez craindre avant tout.

Les mots peuvent être traîtres, surtout lorsque vous les chargez d’un message qu’ils doivent porter seuls, et ce justement quand vous voudriez qu’ils vous soient les plus fidèles.

Dans votre entourage certains n’hésiteront pas à s’engouffrer dans les brèches de la langue. Ils tordront les phrases pour en faire sortir un venin que vous n’auriez pas soupçonné, et qu’ils feront boire à petites doses à ceux qui souffrent déjà. Non, vraiment là n’est pas la solution.

Sachez partir discrètement sans traîner, ne soyez pas encore un peu là après. Etre, puis ne plus être.

Et puis quelle vanité de croire qu’un texte vous survivrait, car il y a un peu de ça ne vous le cachez pas.

La fin doit être sans épilogue.

A la lettre, préférez une préparation ante mortem de vos proches par le biais d’une série d’entretiens exhaustifs aux arguments bien ficelés. Ce sera alors l’occasion d’exposer les raisons de votre acte. Le bien fondé de votre suicide est une question bien trop personnelle pour céder pas à la tentation de convaincre de l’intérêt du suicide en général.

Vous êtes seul et désirez le rester. Il ne faut laisser aucun espace de réflexions à l’interlocuteur. Vous devez l’abandonner, persuadé qu’il n’a rien pu faire pour vous, qu’il a tout essayé, et qu’il ne peut maintenant plus rien. Votre décision est irrévocable.

Vous lui exposez vos motivations dans le seul but d’épuiser le sujet. A votre mort, qu’il se dise : « Il n’y a plus rien à ajouter ».

Grâce à cette fastidieuse entreprise de désamorçage, vous éviterez les accusations posthumes auxquelles vous pourriez vous exposer en ne laissant derrière vous qu’un simple vide.

A l’inverse de ce travail de préparation au deuil, dont vous envelopperiez vos proches, vous pouvez décider de proclamer avec talent la litanie des raisons qu’ils ont de se sentir coupable, et ainsi précéder votre disparition d’un éclatant suicide social.

Convenez qu’il est plus honnête d’affirmer votre désir de partir par un manque d’attachement à ceux qui restent.

Sans regret, vous les quittez. C’est d’ailleurs un peu à cause de leur médiocrité que vous avez décidé ne pas continuer la mascarade. Alors ne faites pas semblant et dites-leurs. Ne cherchez pas à être pleurez par des personnes pour lesquelles vous n’avez après tout que le plus grand mépris.

Convenez que précéder son geste d’un suicide social est la marque d’une grande finesse. Suivez Montaigne dans ses Essais qui propose de « faire comme les animaux qui effacent leur trace à la porte de la tanière ».

Gardez-vous en tout cas, de la tentation de provoquer la haine à votre égard. Vous risqueriez de passionner votre suicide et là encore, de faire parler de vous après votre disparition.

Non, détachez-vous lentement. L’effacement doit être long et délicat, il vous faudra être patient, avant de ne plus subir les assauts répétés de ceux qui disent vouloir vous sauver. Ils demeureront bien longtemps au chevet de votre « santé mentale », mus par une niaise compassion mais aussi par la perversion voyeuriste.

Laissez-les se lasser. Qu’ils s’épuisent sur cette carapace de détachement et de mépris que vous arborerez. Et disparaissez seulement quand vous êtes assuré de n’être déjà plus.

Partez comme un bateau quittant majestueusement le quai, se détachant imperceptiblement, infiniment lentement.

Lorsque vous serez assuré d’être hors de portée, alors préparez votre mise en terre afin de n’imposer à personne la prise en charge de cette corvée.

Puis, en silence passez à l’acte. Alors personne ne viendra verser de larmes hypocrites.

Vous tomberez dans l’oubli le plus discrètement possible, dans la plus grande indifférence. Votre passage ici n’aura été qu’un rêve

Etre, puis ne pas être.

« Je veux mourir de ma mort, et non de celle des médecins » disait Rainer Maria Rilke. C’est pourquoi il s’agit de ne pas rater votre suicide. Vous seriez alors à la merci du corps médical dans toute sa fièvre thérapeutique. Les médecins élus, se sentant investis d’une mission divine vous maintiendraient en vie comme on maintient un torturé la tête sous l’eau.

Imaginez-vous, alité dans la chambre d’un hôpital aseptisée, paralysé dans un lit, artificiellement lié par une camisole chimique, enchaîné à ce monde par un appareillage sophistiqué dont vous ne pouvez espérer aucune défaillance. Ne comptez pas non plus sur un membre de votre trop pieuse famille pour vous débrancher. Ils préfère s’épargner les affres de la culpabilité plutôt que de vous épargner ceux de la douleur de vivre. Vaines prièrent, comprenez aussi que votre mort serait un peu la leur et puis ils ont la Loi avec eux. Vous seriez condamné à vivre !

Alors vous devez préparer avec soin les outils de votre mise à mort et faire les bons choix. Surtout ne rien négliger. Ces préliminaires doivent attirer maintenant toute votre attention. De plus, il s’agit de partir dans une certaine dignité, une élégance qui soutiendra la détermination de votre geste.

Ecartez dès le début toutes les morts violentes qui pourraient faire croire à un accès de folie sans fondement. D’autant plus, que ce genre de suicide offre, à ceux que vous chargez de venir vous mettre en terre, le spectacle d’un corps mutilé. Ce qui vous l’avouerez, dénote d’une certaine incorrection de votre part. Enumérons-les :

La noyade tout d’abord, qui rejettera votre enveloppe à la surface plusieurs jours après votre disparition. Le corps exagérément gonflé d’eau, la nature ayant commencée à récupérer vos restes immondes. Votre dépouille sera couverte de toute la gamme des couleurs grises et violacées. Non !


Le coup de fusil risque d’offrir un spectacle tout aussi affligent, à moins de vouloir suivre les pas du vieux colonel devenu impuissant, Hemingway qui se suicida d’un coup de fusil de chasse après avoir lu quelques lignes de « The importance of being earnest » d’O.Wilde.

Si c’est votre choix, prenez soin d’incliner suffisamment le canon vers le haut. Pointez-le bien vers le palais plutôt que le fond de la bouche car vous risqueriez de ne provoquer qu’un douloureux arrachement de la mâchoire, comme pour Robespierre qui ne fut guillotiné que plusieurs jours seulement après sa tentative.

Jacques Rigaut pointa le canon vers le cœur, dont l’emplacement est à déterminer au préalable par une orchidée.

La pendaison est une science extrêmement précise. La table de calculs combinant la hauteur de corde avec le poids du corps doit être maîtrisée afin de ne pas être au-delà du seuil de l’arrachement de la tête ni en deçà de celui de la longue agonie par étouffement. Aussi, le visage grimaçant et l’état d’érection légendaire ne sont pas du meilleur goût. Ajoutez à cela que le pendu doit être récupéré rapidement, sous peine d’être croisé dans un état pitoyable, par quelques enfants en cachettes.

L’esthétisme cinématographique de la mort par ouverture des veines dans la baignoire d’eau chaude je précise, est assez fascinant j’en convient. Bien que ce soit un bain, cette ultime ablution doit être prise en tenue décente. Mais là encore, veillez à ce que le corps soit récupéré rapidement car il subirait ici les mêmes symptômes que dans le cas de la noyade.

Le grand saut est un peu banalisé et son caractère publique voire exhibitionniste lui ote toute forme d’élégance. Ou alors choisissez le batiment en conséquence aisni que la zone de contact.

Détournez-vous des suicides hasardeux comme le gaz, ou d’autres actes passifs, qui vous laisseraient à la merci d’une défaillance du service publique ou d’un voisinage XXXX qui aurait alors la mauvaise idées de vous « sauver ».

Dans tous les cas, vous prendrez la précaution d’organiser, soit par un coup de téléphone quelques instants avant votre passage à l’acte, soit par la ponctualité d’un rendez-vous fiable, la levée rapide de votre corps.

Le summum reste l’injection létale décrite dans le « Manifeste pour une mort douce » de M. Thévoz et R. Jaccard, qui révèlent le combat du Docteur Kevorkian, et livrent à travers le procès qui lui a été intenté dans les années 90, la Solution pour accéder à une mort digne :

« 3 flacons à perfusion. Une solution saline pour ouvrir les veines, une bouteille de penthotal pour anesthésier le patient, une de potassium qui bloque le cœur. Le médecin injecte la solution saline, et c’est au patient d’appuyer sur un interrupteur pour libérer les 2 autres produits. »

Ensuite libre à vous de trouver la meilleure place où abandonner votre dépouille, bien que les lieux publics soient les plus mal indiqués. Vous offrir en spectacle, serait trahir votre ligne de conduite, qui jusque-là se trouvait être irréprochable. A ce moment, qui ne doit être que le vôtre, la pudeur est de rigueur.

Préférez la scène intime et solitaire de votre salon privé.

Il s’agit nullement d’une fuite, alors arrangez vos dernières affaires, que l’on vous trouve dans une pièce soignée afin que vous n’ayez pas l’air d’être parti dans la précipitation. Et puis n’est-il pas vrai que vous allez recevoir ?

Dans le théâtre de la vie et plus particulièrement de la mort, une attention singulière, primordiale doit porter sur la tenue du défunt que vous allez devenir. Je ne vous ferai pas l’affront de vous conseiller en la matière, mais notez que Romain Gary acheta pour l’occasion, une robe de chambre vermeille en soie sauvage.

A cet instant, l’élégance de votre toilette doit révéler au monde, la finesse du style de toute une vie d’un dandysme éclairé.»

En concluant ce traité, je me rendis compte que je ne pouvais me résoudre à suivre le chemin qui m’était tracé. Le suicide comme dépendance pathétique de cette lignée vouée à s’ouffrir la mort de père en fils. Je devais trouver une excuse pour me libérer de cette filiation suicidaire.

Je fis appel aux grands penseurs du suicide, et trouva mon salut chez Cioran, pour rester encore un peu :

«…mais si vous pouvez encore rire, alors ne vous suicidez pas. »

Je pris alors le parti d’appliquer à la lettre les propos du grand nihiliste et de rire de cette mascarade. Et pour me convaincre, j’inscrivis au fronton de ma bibliothèque cet indélébile aphorisme, en alibi salvateur :

« Se suicider serait donner beaucoup trop d’importance à la vie. »